Gérard Le Lann, En l'honneur et en souvenir de Jean-Raymond Abrial
EN L’HONNEUR ET EN SOUVENIR DE JEAN-RAYMOND ABRIAL
C'est au Centre de Programmation de la Marine (CPM, rue Sextius-Michel, Paris 15eme) que j'ai fait la connaissance de Jean-Raymond Abrial, en 1967. J'y ai effectué une grande partie de mon Service Militaire en tant qu'appelé scientifique affecté à la Marine Nationale, membre de l'équipe Coelacanthe chargée de concevoir et de développer les logiciels destinés à l'informatique embarquée dans le 1er sous-marin SNLE (Le Redoutable). Il s'agissait d'un quadri-processeur à base de TRW 133 interconnectés (les mêmes calculateurs « durcis » que ceux utilisés par l'US Navy), dont il a fallu modifier l'OS pour remplacer l'algorithme d'ordonnancement d'origine (HPF, Highest Priority First) par un algorithme plus performant tenant compte des temps de réponse pires cas (mélange de HPF et de Earliest-Deadline-First).
A cette époque, le langage LTR n'était pas encore "prêt".
Magie des rencontres ? Quelques discussions dans les couloirs du CPM … Jean-Raymond et moi-même sommes restés régulièrement en contact depuis. Notamment à l’occasion de séminaires à Luminy, agrémentés de diners à Marseille. Jusqu’au milieu des années 2010.
Il fut l'un des tout premiers à comprendre une distinction fondamentale en "sûreté informatique" : la plupart des échecs ne sont pas causés par des erreurs de "génie logiciel", mais par des erreurs de "génie système". Les spécifications d'une solution instanciée en logiciel sont nécessairement dérivées d'une spécification de plus haut niveau, celle qui stipule les exigences applicatives de départ (besoins exprimés en langage naturel par les donneurs d'ordre, les utilisateurs, etc.). Si ces spécifications sont erronées par rapport aux véritables besoins, alors le système mis en service plus tard ne peut que dysfonctionner. Y compris lorsque l'on recourt à des méthodes "formelles" de génie logiciel, comme celles fondées sur le "model checking". On implémente correctement en logiciel une solution erronée !
L’un des avantages (scientifiques et opérationnels) de la méthode B est qu’elle permet des « captures » d’exigences applicatives très supérieures aux méthodes de type « model checking » (Esterel, Lustre, …). Meilleurs « taux de couverture » du monde réel (physique, asynchrone, etc.).
Cette distinction « génie logiciel » vs. « génie système » est fondamentale en matière d’analyses de causes d’échecs. Jean-Raymond m'a très fortement soutenu lorsque j'ai publié mon analyse des causes de l'échec du tir de qualification d'Ariane 5 en 1996—l'une de mes publications les plus citées, encore actuellement—qui contredit les conclusions du rapport du BEA, présidé par Gilles Kahn. Outre Jean-Raymond, j’eus le soutien d'Alain Bensoussan, qui venait de quitter sa position de Président de l'Inria pour devenir Président du CNES, maître d’oeuvre avec l'ESA du programme Ariane 5.
Nos chemins s’étaient de nouveau croisés dès les années 1980. Data Semantics, l’une des oeuvres majeures de Jean-Raymond, fut de nouveau sous la lumière lorsque les bases de données distribuées firent l’objet de recherches intensives. Nous avons alors échangé sur nos deux domaines de travaux, le mien étant centré sur les algorithmes de « concurrency control » (théorie de la sérialisabilité).
Jean-Raymond est l’un des plus grands informaticiens français ! Peu enclin à épouser les « modes » qui agitent plus ou moins régulièrement les communautés scientifiques. Liberté de penser, de créer, et liberté d’essaimer ! C’est aussi pour cela que je l’admire.
Gérard Le Lann, DR émérite Inria
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